De la Méditerranée à Narvik,
aller et retour
Souvenirs d'André Roux,
Ancien Combattant de Narvik
racontés par Igor Kristensen
Fra Middelhavet til Narvik,
tur retur
André Roux, en krigsveterans minner
gjenfortalt av Igor Kristensen
Association Norvège Provence
Amicale des Anciens Combattants de Narvik
©Igor
Kristensen, 2005
Traduction: Dominique Kristensen
Mise en page: Kjetil Døhlen
Préface
Quelle aventure ! Les contes de mon enfance me reviennent à l'esprit, avec Askeladden qui se fait aider par se samis pour sauver la princesse. Conte se dit aventure (eventyr)en
Norvégien, et c'est bien de cela dont il s'agissait pour nos amis français qui partirent à la bataille de Narvik.
En tant que
président de l'Association Norvège-Provence, j'apprécie énormément 'honneur que nous font les Anciens Combattants de Narvik quand ils viennent participer à nos soirées. Ils nous rappellent nos origines norvégiennes,
le fait que nos valeurs valent la peine d'être défendues. Ils nous rappellent également que nos deux pays sont liés par des liens d'amitié forts et solides.
L'histoire d'André Roux est à la fois captivante et touchante : départ, faux départ, aids aériens, sirènes. Pêcheurs de moules en bérets basques, mulets qui restent, retrouvailles.
Les aspects historiques et géographiques piquent notre curiosité : Qu'est-ce que Scapa Flow? Lenvik, Bjerkvik,Ankenes et Ballangen, où sont ces endroits dont nous connaissons à peine le nom? Nous
cherchons dans l'Atlas et dans les cartes routières. L'histoire prend vie, l'Histoire avec une majuscule, celle de notre pays et de notre liberté.
Merci, André, pour nous avoir donné l'occasion de mieux connaître cette histoire. Merci aussi à Igor pour avoir fixé les mots sur le papier. Ce petit document contribuera à faire vivre le souvenir de ceux
qui sont restés ; soldats français qui ont donné leur vie pour la liberté et la paix que nous connaissons aujourd’hui.
Kjetil Døhlen
Président de l'Association Norvège-Provence
Marseille,
décembre 2004.
Introduction
La bataille de Narvik détient une place centrale dans l’histoire de la deuxième guerre mondiale. Durant quelques jours d’avril
40, cette petite ville d’à peine 10 000 habitants fit
la première page des plus grands journaux du monde.
Pourquoi
ce lieu précisément, et pourquoi cette intense attention ?
Narvik se trouve quasiment sur le 70e parallèle et à une centaine
de kilomètres au nord du cercle polaire.
Pour la stratégie de guerre de l’Allemagne hitlérienne,le contrôle de Narvik
avait la priorité absolue. Narvik était un port d’exportation du minerai de fer exploité dans les environs de Kiruna, en Suède. Ce minerai avait une importance de premier ordre : sans lui, les Allemands ne pouvaient pas réaliser
leurs ambitions militaires - conquérir l’Europe et le reste du monde. Ce minerai s’avérait déterminant pour la conduite de guerre allemande, il était convoité pour sa quantité comme pour sa qualité.
Contrairement aux autres villes portuaires suédoises de Botnie qui se trouvaient prises par la glace une grande partie de l’année,
Narvik possédait un port toujours navigable grâce à l’influence du Gulf Stream sur l’Atlantique Nord. Ainsi Narvik avait-elle une situation stratégique primordiale. Les Allemands comme les Alliés en étaient
parfaitement conscients en 1940.
Après l’attaque de la Norvège par l’Allemagne, Oslo fut occupée le 9 avril. Mais
une des priorités des Allemands demeurait Narvik, cette petite ville située à près de 1500
kilomètres au nord de la capitale norvégienne. C’est pourquoi
une grande partie de la marine militaire allemande progressa rapidement vers le nord.
Cependant les alliés avaient compris la manœuvre
allemande, et après le choc que l’attaque allemande contre la Norvège avait causé, la marine britannique se mit en mouvement en toute hâte. Une course internationale contre la montre se déroulait. Les soldats français,
anglais, polonais et norvégiens y participaient contre les troupes d’invasion allemandes qui jusque là avaient combattu toute résistance pour parvenir à régner sur l’Europe.
La bataille de Narvik est connue pour son intensité, sa violence et ses énormes pertes des deux côtés. Dans les fjords environnant Narvik prit place une des plus grandes
batailles navales de l’histoire du monde.
Toutefois la reprise de Narvik le 28 mai 1940 demeurera dans l’histoire comme la première
grande défaite de l’Allemagne nazie. La coopération des alliés prouva qu’il était possible de résister, ce qui s’avèrerait important dans les années sombres qui allaient suivre jusqu’à
la victoire de mai 1945.
Les chasseurs alpins et la Légion étrangère française ont grandement contribué aux combats
de Narvik. Le prix qu’ils ont payé pour cet exploit s’est révélé énorme, les cimetières des alentours de Narvik le prouvent aujourd’hui encore.
Mais comment les soldats français ont-ils vécu cela il y a soixante-cinq ans ?
Grâce à André Roux et à
son histoire, nous pouvons nous représenter ce qui s’est passé. Ceci est son histoire. Grâce à André Roux et à ses camarades, nous pouvons aujourd’hui lire ces lignes dans une Europe sans guerre ni occupation.
Igor
Kristensen
Marseille, décembre 2004
De la Méditerranée à Narvik
aller
et retour
Avant le départ pour la Norvège
En 1940, j’avais vingt-trois ans. Je suis originaire de Toulon, où j’avais toute ma famille. En 1939, j’ai été appelé à faire mon service militaire
au 75BAF comme chasseur alpin
dans le département des Alpes-Maritimes, à la frontière de la France et de l’Italie.
En France, il existe un système très structuré de fortifications militaires implantées à travers les Alpes. Elles longent la frontière franco-allemande et s’étendent jusqu’en Italie. Pendant des
centaines d’années, ces places ont joué un rôle essentiel dans la défense française. L’importance du ski dans les activités militaires est bien connue dans les pays nordiques. Le roi norvégien Kong
Sverre avait déjà un régiment de skieurs dans les années 1200, une pratique reprise par l’armée française longtemps après. Mais au début des années 1900, l’importance du ski avait été
reconnue comme vitale pour les soldats français stationnés dans les Alpes ; ainsi, un entraînement régulier et un équipement adéquat avaient été institués.
Le 14 janvier 1930, le Parlement français a décidé d’investir 2900 millions de francs pour construire un système de défense dans les Alpes. L’homme qui
était derrière cette décision, André Maginot, a donné plus tard son nom à cette ligne de défense : la ligne fortifiée Maginot. Une commission a été nommée pour réaliser le
programme et la construction de soixante-douze forts a été décrétée. Mais la crise économique des années trente n’a permis de construire que vingt-six forts, disséminés dans les secteurs
du Rhône, de la Savoie, du Dauphiné et des Alpes-Maritimes.
Ces constructions en béton ont été érigées
dans les montagnes de façon à être les moins visibles possible à l’œil nu. Cela afin de les protéger des attaques aériennes et des attaques au gaz. Elles offraient néanmoins d’excellents postes
d’observation. Les dispositifs étaient équipés de canons traditionnels et de mitrailleuses. Il était bien sûr capital d’équiper en hommes ces fortifications, et en 1933, sept bataillons alpins de forteresse
(BAF) y ont été basés ainsi que, plus tard, des brigades des hautes montagnes (BHM). Au début de l’année 1940, quarante-deux mille soldats se trouvaient prêts à défendre ces positions.
Préparations pour la guerre
Étant donnée la tension de la situation internationale, ces dispositifs étaient en état d’alerte dès l’hiver 1939-1940. Et c’était là que je me trouvais. J’appartenais à la soixante-
quinzième BAF. Pour défendre les dispositifs militaires, nous avions reçu une formation et un entraînement spéciaux. Il n’était pas inhabituel que nous soyons stationnés dans des fortifications à
trois mille mètres d’altitude. Nous avions de bonnes aptitudes en ski ; nous nous sommes peu à peu habitués à des conditions climatiques extrêmes. Grâce à cela étions-nous bien préparés
lorsque plus tard, il nous fallut affronter les sévères conditions climatiques norvégiennes aux alentours de Narvik.
L’hiver
qui a précédé la guerre a été marqué par un entraînement intense et par beaucoup d’agitation. Nous sentions que la tension augmentait. La situation internationale, les événements en Allemagne,
en Pologne et en Italie, la guerre en Finlande annonçaient l’imminence d’une crise plus importante. Mais laquelle et où –nous ne pouvions pas le savoir avec certitude. Les bruits étaient nombreux et en partie contradictoires.
Vers la fin du printemps 40, il devint évident que nous allions participer à la guerre. Le Colonel Béthouart, commandant la 5ème
demi-brigade de chasseurs alpins, devait former une brigade de haute montagne composée de six bataillons de chasseurs alpins (BCA) équipés pour l’hiver. Les chasseurs devaient être célibataires, et ce sont les chasseurs
des BAF dont je faisais partie qui ont remplacé les chasseurs ayant des charges de famille. J'intégrais ainsi le 12ème BCA.
Avant le départ pour la Norvège, nous fûmes convoqués dans l’Ain où nous défilâmes devant le Général Gamelin. Et c’est là que le Général prononça pour nous
ces paroles historiques : « Ni le froid, ni la faim, ni les souffrances, ni l’éloignement de vos familles ne vous feront oublier le sentiment du devoir qui vous anime. Lorsque plus tard on parlera de l’expédition de Norvège,
vous pourrez dire : j’y étais ! »
C’était donc décidé : nous devions partir.
Brest
Immédiatement après,
nous fûmes envoyés à Brest, d’où nous devions être transportés par bateau en Angleterre, et ensuite vers la Norvège et Narvik. Mais à l’étonnement de tous, nous apprîmes que les
troubles en Norvège avaient cessé –nous ne devions dons plus partir et nous allions même avoir une permission impromptue ! Nous obtînmes cette permission mais peu de temps après, je fus rappelé par un télégramme
qui me donnait l’ordre de me trouver le plus vite possible à Brest.
Les journaux français étaient pleins de reportages sur ce
qui se passait en Norvège depuis l’invasion allemande du 9 avril 1940. Bien que nous n’ayons pas encore reçu ’information claire, nous comprîmes tous que notre destination serait la Norvège.
Le départ de Brest s’avéra agité : sur le quai rempli de matériel militaire régnait une grande agitation parmi les
soldats. Nous étions bien équipés. Tous avaient conscience que le climat norvégien pouvait créer de grandes difficultés quoique le mois d’avril fût bien entamé ; au même moment, en France,
une large partie du territoire voyait l’été arriver. Cependant, comme cela a déjà été mentionné, nous étions bien entraînés et les Alpes nous avaient familiarisés avec des conditions
extrêmes.
Je souhaite toutefois décrire l’essentiel de l’équipement que nous reçûmes en paquetage sur
le port de Brest avant le départ. Il y avait d’une part le matériel à porter sur l’homme : un blouson, un pantalon de drap, un pull jersey, des gants de laine et de cuir, des
guêtres, un casque, des brodequins, un caleçon et des chaussettes de laine. Dans le sac Bergam, on trouvait d’autre part un pull-over en jersey sans manches, un tour de cou, une toile de tente blanche et kaki, des chaussons
à neige, un couvre casque blanc, une chemise, des sous-vêtements, des chaussettes, des mouchoirs, une serviette, une gamelle complète, un bidon, une boîte à verre, des pansements, du matériel de couture, de petits outils,
des provisions de survie ainsi qu’un masque, des armes et des munitions. Ce sac pesait presque vingt-cinq kilos. De plus nous portions un sac d’allègement qui pesait presque dix kilos et qui contenait des
chaussures, une peau de mouton, une pelisse, un béret, des chaussettes, une chemise, le matériel de cantine et des couvertures.
Nous avions aussi avec nous des mulets. Ces chevaux déconcertants devant lesquels les Norvégiens s’étonneraient à maintes reprises quand nous arriverions aux alentours de Narvik. Ces animaux convenaient parfaitement au transport
de matériel. Nous en avions besoin dans les Alpes et ils allaient être d’un grand secours lorsque nous pénètrerions dans les régions situées au nord du cercle polaire. D’ailleurs, lorsque par la suite nous
nous sommes retirés du secteur de Narvik, de nombreux mulets sont restés dans le nord de la Norvège. Dans
les environs de Ballangen, les mulets ont été utilisés
par les fermiers jusque dans les années cinquante. Mais, comme chacun le sait, un mulet ne peut pas se reproduire si bien que le mulet n’est resté qu’un ami de passage pour les paysans du nord norvégien. Nous nous sommes amusés
de la rencontre du mulet avec la population norvégienne : ça non, ils n’avaient jamais vu un animal pareil ...
Après des journées
mouvementées autour de Brest, nous quittâmes la France en convoi. C’était le 18 avril 1940 à vingt heures. Nous vîmes Brest s’éloigner sous le soleil couchant. Nous allions au-devant de l’inconnu. Nous
étions jeunes et chacun avait ses propres pensées sur ce que nous quittions ; l’incertitude et l’émotion étaient sensibles.
Beaucoup d’entre nous ne
devaient jamais revoir la France.
Le voyage pour Narvik, via la Grande-Bretagne
Nous nous trouvions à bord du paquebot Flandre. Le voyage vers le Nord se déroula bien. Il y a une longue distance entre Brest et la région de Narvik,
environ trois mille kilomètres. Ce voyage est resté gravé dans mes souvenirs jusqu’à maintenant, soixante-cinq ans après.
Nous voyagions en convoi. La crainte d’une attaque allemande était grande. Nous savions que des avions allemands et des sous-marins spéciaux tenaient la région sous surveillance. Le danger s’avérait réel. Pour
protéger le convoi, il fallait rester le plus loin possible des eaux territoriales allemandes. L’itinéraire à suivre passait par la mer d’Irlande, puis par la base militaire Scapa Flow entre le nord de l’Écosse
et les Îles Shetland.
Notre convoi se composait entre autres de trois paquebots : le Djenné, le Flandre et le Paul Doumer. Nous
étions suivis de deux torpilleurs : le Vautour et l’Albatros.
Le vendredi 19 avril de bonne heure, nous pûmes apercevoir
à tribord les Cornouailles, sur la côte anglaise. Il était entre six et sept heures du matin. Tout se déroulait tranquillement, et le voyage continua paisiblement en direction du nord. On passa la journée à observer
la mer et heureusement il n’y eut aucune activité hostile à remarquer. Le samedi 20 avril, nous vîmes la côte irlandaise à babord ; nous avions l’Ecosse à notre droite. Nous avions l’impression de naviguer
sur un canal. La nature était belle, les rivages verts des deux côtés. Le convoi avançait bien rassemblé et à une vitesse d’environ 14/15 nœuds.
Nous atteignîmes Scapa Flow le lundi 22 avril de bonne heure. Nous avions quitté Brest depuis quatre jours. Scapa Flow offrait un tableau extraordinaire : des centaines de navires de nationalités différentes y avaient jeté
l’ancre et leur proximité formait une image grandiose. Lorsque plus tard je suis retourné à Scapa Flow, la base ne recelait presque aucun bateau. Mais en 40, c’était la guerre, et devant le spectacle de la base, tout
le monde comprenait que c’était pour de bon. De nombreux oiseaux de mer volaient aux alentours et la végétation entourant la base s’avérait fort pauvre. La côte était équipée de dispositifs
anti-aériens. Une quantité de ballons avait été installée par les Anglais pour défendre le port contre les attaques aériennes allemandes, ce qui nous semblait la meilleure défense possible. Plus tard
dans la journée, les sirènes annonçant une attaque aérienne retentirent néanmoins. Allions-nous être attaqués ? Tous observaient le ciel en attendant l’arrivée d’un avion allemand, mais rien,
et le signal « fin de l’alerte » fut déclenché peu de temps après. Nous poursuivîmes nos occupations à bord. Il était nécessaire de maintenir en bon état et en ordre le matériel
que nous serions amenés à utiliser. Nous restâmes deux jours à Scapa Flow. Des bruits couraient sur la guerre qui se déroulait en Norvège, et spécialement dans le Nord. Nous entendîmes que Namsos
avait été bombardée…
Au cours de la journée du mercredi 24
avril, on nous informa que nous allions partir pour Narvik. Nous levâmes l’ancre en début d’après-midi. L’attente était terminée et nous
nous mîmes
en mouvement. Notre convoi se constitua et les Britanniques nous aidèrent à sortir des eaux territoriales dangereuses qui encerclaient Scapa Flow : elles étaient en effet pleines de mines.
Le 25 avril, nous étions en route vers le Cercle Polaire. L’Atlantique Nord était agitée. Beaucoup d’entre nous se trouvaient affligés du mal de mer –nous
étions loin de nos
chères Alpes françaises…Mais le plus important était que nous pussions continuer sans être dérangés par des attaques allemandes.
La mer est vaste et nous étions bien dissimulés dans ce no man’s land infini.
Vendredi 26 avril
On nous informe que nous allons accoster un peu au nord de Narvik. Pourquoi pas à Narvik même ? Les Britanniques n'ont-ils pas pris la ville
? Nous avons du mal à comprendre mais les décisions émanent d'un niveau supérieur.
Nous allons attendre…Plus tard dans l'après-midi nous franchissons le
Cercle Polaire. Nous nous trouvons à 66°33 'de latitude nord, sur le même parallèle que le Groenland, l'Alaska et la Sibérie du Nord. Je ressens immédiatement que je suis loin de ma chère Provence, de Marseille
et de la Méditerranée toujours bleue. La nature au nord est radicalement différente.
Elle est époustouflante, le temps est magnifique et le soleil brille sur tout le territoire
d'une lumière que nous n'avons jamais vue auparavant. La journée semble sans fin et lorsque le soleil finit par se coucher, le spectacle est indescriptible. Comme cela aurait été beau si nous n'avions pas été en guerre…
Samedi 27 avril
Dans ce pays singulier, le soleil se lève vers deux heures du matin ! Et encore ne sommes-nous qu'en avril !Comment est-ce en plein été ?
Sur babord surgit un paysage qui nous éblouit. Des sommets effilés et couverts de neige, peu différents de ceux qui nous sont familiers dans les Alpes mais qui plongent dans la mer ! Ils sont proches de nous mais en même temps irréels.
Il fait froid et l'air a la transparence du cristal. Les reliefs que nous avons à notre gauche sont les îles Lofoten et leur nature extraordinaire. Nous avançons lentement vers le nord au cœur de ce paysage magnifique. Le convoi est
bien regroupé.
Un bateau au pavillon norvégien vient à notre rencontre et nous conduit dans un lieu où nous nous
arrêtons sans jeter l'ancre. Nous sommes dans le fjord de Vagsfjorden. Une petite ville se dessine à babord.
La
bataille de Narvik
C'était la première fois que je mettais le pied en Norvège, cet étrange pays si éloigné
de mon domicile. J'étais maintenant à plus de trois mille kilomètres de ma ville,Toulon. À Toulon, à ce moment de l'année, fin avril, il faisait chaud, un temps presque estival. La ville où nous avions débarqué
s'appelait Harstad, située dans le département nordique de Troms. Je n'avais jamais entendu parler ni du département, ni de la ville. Je me trouvais an nord du 70° parallèle, à la même hauteur que l'Alaska du Nord
; j'étais plus près du pôle nord que de Marseille.
Le trajet depuis Scapa Flow avait pris quatre ou cinq jours. Le temps était
épouvantable, je n'avais jamais vu des vagues aussi hautes. Le torpilleur qui nous avait suivis pour nous protéger ne se devinait pratiquement pas sur la mer déchaînée par la tempête. Et nous étions pour une large
part neutralisés par le mal de mer et le manque de sommeil. Harstad était donc providentielle, petite ville portuaire où nous pouvions dormir à quai.
À Harstad, la plupart d'entre nous ont été répartis dans de plus petits bateaux pour des destinations proches de Narvik. Il s'agissait de bateaux de pêche norvégiens avec des équipages norvégiens. Le trajet
comprenait des chenaux étroits où il était difficile de naviguer pour des novices.
Pour ma part, je quittai Harstad sur un torpilleur
anglais. Il était question de nous rendre à Lenvik, un village situé entre Bogen et Bjerkvik. Là-bas, nous devions essayer de reprendre des positions allemandes qui apparemment contrôlaient la région. Cependant, un
peu avant d'entrer en action, nous apprîmes que les forces polonaises avaient investi les lieux. Il fut donc décidé d'urgence que de Lenvik nous nous rendrions à Ankenes à travers le fjord. Là-bas, nous fûmes
répartis sur des bateaux de pêche norvégiens.
Le matin, la région d’Ankenes avait été prise par les
forces allemandes. Mais lorsque les Allemands comprirent que nous nous dirigions vers leurs positions, la plupart de leurs
hommes furent expédiés vers Bjerkvik pour y renforcer leurs
positions.
On nous fit donc débarquer à Ankenes : c’est là que j’aperçus les forces allemandes et que je participai
à un combat pour la première fois. Il y eut des échanges de coups de feu, mais les forces allemandes étaient assez limitées, et nos soldats furent bientôt à même de maîtriser la région.
Afin d’expliquer l’importance de ce fait, il convient d’expliquer qu’Ankenes se trouve très près de Narvik. De ce
point, on peut contrôler l’activité maritime et l’artillerie peut tirer vers Narvik si cela est nécessaire. On est parvenu assez rapidement à occuper ces positions cruciales jusqu’à Sildvik.
C’est peut-être parce que j’ai été stationné dans la région d’Ankenes que j’ai survécu à la guerre. Des centaines
de Français envoyés à Bjerkvik ne sont jamais revenus vivants. De l’autre côté du fjord, les combats étaient très durs et les pertes énormes des deux côtés. La cruauté de la guerre
se faisait sentir dans toute son horreur. Aujourd’hui, le grand cimetière de guerre de Narvik nous le rappelle. Il est plein de Norvégiens, d’Anglais, de Français, de Polonais et d’Allemands, de centaines de soldats tués
dans leur plus bel âge.
L’objectif militaire était bien sûr de prendre Narvik puis de refouler les Allemands par-delà
la frontière suédoise. Cela devait aboutir, mais les Allemands opposaient une forte résistance et se cantonnaient souvent dans des tunnels situés en des lieux qui rendaient l’attaque malaisée. Cette forme de guerre
était une particularité des combats de Narvik et nous utilisâmes entre autres des navires de guerre comme artillerie pour canonner les positions allemandes qui occupaient les tunnels.
En ce qui concerne notre secteur, il s’agissait davantage d’une guerre de positions que d’une bataille. Il était fondamental aussi de protéger le petit village minier de Ballangen. Ballangen s’avérait d’un
grand intérêt parce qu’il était doté d’un quai qui pouvait accueillir de gros bateaux. De ce fait, eu égard au ravitaillement, il était d’une importance vitale. Nous sommes parvenus à protéger
ce lieu stratégique.
Guerre de positions au nord de Ballangen
À Ballangen, on se souvient aujourd’hui encore du jour où les Français arrivèrent, durant les premiers jours de la guerre, en 1940. Dans un livre édité
en 2002 par l’Association d’Histoire de Ballangen, on peut lire plusieurs témoignages sur ce thème.
Et je comprends bien
qu’on ait produit une forte impression sur la population locale lorsque nous sommes arrivés. Pour la plupart des habitants de Ballangen, c’était la première fois qu’ils voyaient un Français. Nous sommes tous allés
sur le quai de Ballangen : Anglais, Polonais, et nous, les Français. Les gens devaient se demander ce que les soldats étrangers avaient à faire chez eux, dans ce coin paisible devenu en quelques semaines une place guerrière suscitant
l’attention du monde entier.
De plus, nous étions arrivés à Ballangen avec nos étranges bérets alpins et
nos pelisses en mouton. Qui auparavant avait vu nos drôles de chevaux, c’est-à-dire nos mulets ? Notre cher mélange de cheval et d’âne a certainement rendu perplexe tout un chacun. C’est une réalité
que lorsque nous avons quitté la Norvège, nous avons laissé ces bêtes
derrière nous, et je dois dire que je suis amusé d’entendre que les mulets ont
été utilisés jusque dans les années 50 à Ballangen.
On m’a raconté plus tard que les habitants de
Ballangen se rappellent les soldats français qui allaient sur la plage ramasser des coquillages — et qui les mangeaient ! Oui, c’est vrai, nous l’avons fait. Je m’en souviens moi-même comme si c’était hier.
C’était un vrai délice pour nous et nous les mangions crus, parfois avec du pain que les soldats anglais nous avaient donné. Mais notre bonheur ne dura que quatorze jours, après quoi la plage fut polluée par du pétrole
qui provenait des bateaux de guerre coulés au cours des combats des premiers jours de la guerre.
Je me souviens plus particulièrement de la
circulation intense sur le quai de Ballangen. Il fallait décharger les bateaux aussi vite que possible pour que d’autres puissent accoster et nous délivrer le ravitaillement vital. Le danger d’une attaque aérienne allemande
planait sur nous tout le temps.
Le secteur était visité presque quotidiennement par des avions allemands. Nos positions étaient bien
équipées en défense anti-aérienne et sur la mer se trouvait un navire de guerre qui pouvait lui aussi attaquer les avions ennemis. Mais malgré cela, nous n’avons pas totalement évité les attaques. En ce
qui concerne les attaques aériennes, je me souviens spécialement d’un événement bizarre. Un avion allemand nous bombarda avec des grenades à main. Heureusement nous en réchappâmes, avec effroi. Cela s’explique
sans doute par ce que l’avion retournait vers sa base d’origine et n’avait plus de bombes d’avion classiques.
Vie
quotidienne
Nous habitions dans une ferme à l’extérieur d’Ankenes. Nous dormions dans la grange. Nous fûmes bien
reçus par le paysan et sa famille tout au long de notre séjour. On nous servait du lait tous les jours. Son goût ne nous était pas familier : il n’était pas aussi gras que le lait que nous buvions en France. Nous parvînmes
à la conclusion que c’était à cause du manque d’herbe fraîche que ces vaches norvégiennes connaissaient au printemps. Mais que ce lait était bon ! Nous mangions aussi du poisson différent de celui
auquel nous étions habitués en Méditerranée. Je me souviens particulièrement d’un poisson délicieux, plat et taché de rouge…Et de la morue qui était fraîche et non pas salée
ou sèche comme celle qu’on achetait en France ! J’ai gardé le souvenir d’un épisode : nous avions découvert, dans une petite boutique norvégienne, de grosses boîtes de conserve de cinq kilos : qu’était-ce
donc ? Nous apprîmes qu’il s’agissait de saucisses. Nous achetâmes tout le lot ! Et pour un court instant nous oubliâmes la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvions. Et oui, pour nous les Français,
se réjouir d’un bon repas, c’est quelque chose !
Un phénomène qui m’a marqué en Norvège, c’est
la lumière. Nous n’avions jamais expérimenté le jour pendant vingt-quatre heures. Il est difficile d’expliquer à quelqu’un qui
ne l’a jamais vu
que le soleil brille au beau milieu de la nuit, pendant que les gens dorment. De plus, les gens en Norvège n’utilisent pas les volets auxquels nous sommes habitués.
C’était
donc une expérience singulière, mais dans la grange où nous passions nos nuits, il n’y avait pas de fenêtres, nous ne souffrions donc pas trop. Et pour nos occupations militaires, la
lumière nocturne présentait un gros avantage. Nous pouvions facilement apercevoir d’éventuelles positions allemandes et surveiller l’ennemi.
Nous n’avions que peu de contact avec nos camarades britanniques. La méfiance historique, la différence des mentalités peuvent peut-être l’expliquer.
Nous n’avons jamais utilisé les skis que nous avions apportés. C’était le printemps et la neige avait fondu partout. Nous avons donné beaucoup de matériel, entre autres les skis,
les raquettes et les vêtements chauds. La fonte des neiges créa aussitôt de gros problèmes sur les routes à moitié détruites entre Narvik et Ballangen. Les ruisseaux et les petites
rivières
abîmaient les routes ; nous peinions à les réparer pour pouvoir continuer à transporter du matériel important. La voie de transport prépondérante
demeurait cependant la mer, où le navire et des bateaux se trouvaient à notre disposition.
L’évacuation
de Narvik
L’évacuation de Narvik se déroula très vite. Ce fut un véritable chef d’œuvre d’organisation
mis sur pied par les Etats-Majors français et britanniques à Harstad : l’évacuation fut réalisée sans avoir attiré l’attention de l’ennemi et surtout sans avoir occasionné une seule perte.
Il s’agissait d’embarquer deux mille cinq cents hommes anglais, français et polonais et quatre cents prisonniers. L’évacuation commença le 3 juin et se termina le 7 juin au soir : elle dura cinq jours.
Le 7 juin à trois heures, le premier convoi quitta les îles Lofoten avec mille cinq cents hommes embarqués à bord de six paquebots, le deuxième
convoi partit le lendemain.
En même temps, le roi Haakon VII, le prince Olav et le corps diplomatique quittèrent le Nord de la Norvège et
se dirigèrent vers la Grande-Bretagne.
Le convoi arriva d’abord à Scapa Flow, puis le 10 juin à Glasgow : le voyage se
déroula sans problème..
Le 7 juin, le général Béthouart écrivait au général Ruge, Commandant
en Chef des troupes norvégiennes : « Je vous laisse sur votre sol ce que j’ai de plus précieux : mes morts. Je vous les confie. »
Le 14 et le 15 juin, les chasseurs revenus de Narvik étaient à la recherche d’un front à défendre : le redut breton.
Le voyage pour Toulon
En ce qui me concerne, on me fit monter sur un paquebot polonais. À bord se trouvaient des
soldats français, anglais et polonais. Je rejoignis Brest en passant par l’Angleterre. À Brest, nous comprîmes immédiatement que la guerre avait aussi conquis notre pays. Brest avait été détruite par les
bombardements allemands et l’armée française se trouvait en pleine débâcle ! Je partis à grand peine de Brest en train, mais je n’allai pas loin. On voyait les troupes allemandes partout, mais ce sont surtout les
chars et les avions qui nous révélèrent la supériorité de l’ennemi. Nous portions toujours nos uniformes français. Nous réussîmes à nous emparer d’un camion, nous formions un groupe
d’une dizaine de soldats français et d’un Polonais. La seule question que nous nous posions était : « qu’allons-nous faire maintenant ? » Nous comprîmes tous que la seule chose à faire était de
rentrer chez nous, c’est-à-dire vers le Sud, et le plus vite possible !
Notre voyage en camion se poursuivit le long de petites routes,
pour éviter les forces allemandes et les contrôles routiers. Dans un petit village, un maire vint vers nous pour nous crier : « Déposez les armes ». La confusion la plus complète régnait toujours. Nous continuâmes
en direction de Nantes où nous fûmes forcés de nous arrêter au bord de la Loire. Comment la traverser ? Laisser le camion, prendre un petit bateau puis poursuivre à pied ? Non, il fallait garder un véhicule de transport
! Nous joignîmes le maire d’une petite commune qui nous proposa de nous aider. Il dit qu’il se renseignerait pour savoir si nous pouvions emprunter le pont
qui enjambait la rivière
à Nantes. « Revenez ce soir et vous aurez le renseignement », nous dit-il. Entre-temps nous nous cachâmes pour ne pas être découverts par les avions allemands qui survolaient toujours le coin. Lorsque nous revînmes
le soir pour retrouver le maire, nous apprîmes qu’il avait été arrêté par les Allemands quelques heures auparavant. L’anxiété nous gagna réellement.
Comme je l’ai dit, il y avait avec nous un Polonais. Il nous accompagnait depuis Narvik. Il avait beaucoup filmé là-bas, en particulier des manœuvres de guerre et il conservait
les films avec lui. Nous prîmes alors conscience du danger que cela représentait au cas où nous serions stoppés par les Allemands. Nous décidâmes de nous débarrasser de tout le matériel militaire. Le camion
militaire devait au plus vite se transformer en camion civil. C’est ce qu’il advint, et nous enterrâmes le matériel de l’armée et les films. Devenus des fugitifs civils, nous décidâmes de tenter l’impossible
:traverser en voiture le pont de Nantes. En approchant, nous constatâmes qu’il était surmonté d’un énorme drapeau allemand avec une croix gammée. Le drapeau devait mesurer au moins 20 mètres. Je peux difficilement
décrire la tension, l’angoisse, la terreur que nous avons ressenties en traversant le pont et en franchissant le poste de contrôle allemand. Nous arrivions dans un camion plein de jeunes Français, accompagnés de notre ami polonais,
nous qui quelques semaines auparavant avions combattu la même force armée
allemande là-haut dans le Nord… Nous parvînmes cependant à traverser le pont. Les
quelques mètres qui nous séparaient du poste de contrôle nous parurent durer une éternité, mais on
nous cria : « Continuez ! ».
* * *
À partir de Nantes, notre expédition se poursuivit vers le Sud.
Nous dormions à la belle étoile et utilisions des moyens de moins en moins traditionnels pour obtenir l’essence nécessaire au camion. C’est dans un état de fatigue épouvantable que j’arrivai à Saint-Cyr
le 5 août : je n’en pouvais littéralement plus. Il ne me restait que quelques kilomètres à faire pour arriver chez moi, et je téléphonai à monpèr e à Toulon avec mes dernières pièces
de monnaie. Ma famille n’avait plus eu de mes nouvelles depuis que j’avais quitté Brest pour Narvik en avril. Ils avaient en revanche entendu parler des rudes combats et des grandes pertes
humaines que les soldats français avaient subis au nord du cercle polaire.
Lorsque mon père m’entendit au téléphone,
la seule chose qu’il parvint à dire fut : « Ne bouge pas, j’arrive immédiatement ! ».
Ma mère, qui à
cette époque avait environ soixante ans, revit son fils quelques instants après. Elle se précipita vers moi.
C’est ainsi que
s’acheva mon long périple de la Méditerranée à Narvik, avec retour à Toulon.26
André Roux
Épilogue
Par la suite, avec mes amis les Anciens Combattants
français de la guerre de Narvik et de Namsos, je me suis rendu plusieurs fois en Norvège. Souvent pour des célébrations en souvenir des combats et de la guerre. Nous avons été reçus par le roi Haakon, le roi
Olaf et le roi actuel, Harald. Personnellement, j’ai pu saluer ces trois rois. Nous nous sommes aussi rendus plusieurs fois au cimetière de guerre où nos camarades reposent. Nos soldats français qui ont donné leur vie sur
la terre norvégienne pour la liberté et la paix que nous connaissons aujourd’hui.
Marseille 2004
❤